Nous sommes l’après-midi, et il fait beau. Qui
dit beau temps dit un peu de monde sur la terrasse. Pour une glace, une
crêpe, une boisson, les gens viennent se prélasser au soleil, profitant
d’une douce brise qui les empêche d’avoir trop chaud. Je ne peux pas
dire que je suis débordé, mais je ne me repose pas un seul instant,
vous pouvez me croire.
Tout en débarrassant une table, je vois
arriver du coin de l’œil deux personnes. Plus très jeunes, pas non plus
des retraités, ils s’installent tranquillement et regardent autour
d’eux. En quelques pas je suis devant eux, mon plateau toujours en main.
- Bonjour…
- Une Neikenen.
Tiens
tiens. Serait-ce du suédois, une manière de dire bonjour au Japon ou en
Chine ? Mais non, c’est bien une bière qu’il me demande sans plus de
cérémonie ! Et sans le sourire, je vous prie, c’est toujours plus
plaisant.
Bon. On ne s’énerve pas. Je rentre tranquillement dans le
bar, dépose mon plateau, prépare la Neikenen et les autres boissons
pour une autre table. Mon plateau est donc chargé quand je repars à
l’assaut de la terrasse. Première table, le couple ronchon. Une boisson
gazeuse pour la dame… Je dépose le verre pour la bière au monsieur, et
là, qu’ouïe-je au lieu du traditionnel « Merci » ? Qu’entends-je ?!
- Combien je vous dois ?
C’est
ridicule enfin ! Mon plateau m’encombre le bras gauche, j’ai sa
bouteille dans la main droite, et il faudrait que je me fasse pousser
un troisième bras pour lui tendre l’addition ?
- Mais enfin monsieur, attendez que je dépose la bouteille !
Et étrangement, le silence se fait. Il n’y aura pas un mot de plus. On est parfois très seul…
La barrière de la langue
Quand
vous travaillez dans la restauration en France, vous n’avez pas que des
Français comme clients (« Et heureusement ! » je pourrais entendre. N’y
voyez pas là un quelconque reproche déguisé, il est bien exposé sous
vos yeux). Vous avez aussi des hollandais, des espagnols, des
irlandais, des anglais, des australiens, et j’en passe. Justement, en
parlant des anglais…
J’aime beaucoup ces gens. Toujours un « bonjour
», un « merci », et enfin des gens qui font l’effort de parler en
français (Ce que même nos chers concitoyens ne font pas, le cas sera
exposé plus loin), d’offrir un peu de pourboire, et d’une nature polie
et chaleureuse. Malheureusement, parfois, certains touristes étrangers
ne savent pas parler français, et encore moins le lire. On ne peut pas
les blâmer, qui penserait qu’un « i » et un « e » qui se suivent
puissent donner le son [iè] !
Cette histoire se passe il y a
déjà quelques années, quand je ne servais pas encore. Oui je suis aussi
un être humain, j’ai été un enfant. Enfin bref, dans la crêperie
travaillent deux sœurs. L’une en cuisine et l’autre au service, on dit
d’elles qu’elles se ressemblent. Elles ne sont pas jumelles, non, ayant
quelques années de différence.
Un jour, J. de son prénom, serveuse
de son état, se trouvait à prendre la commande d’un client anglais. Et
si certains anglais ne parlent pas français, certains français
également n’ont aucune connaissance de la langue de nos voisins les
plus proches. Perdue dans toutes ces sonorités étranges, J. n’arrivait
pas à saisir un traitre mot que baragouinait le client, lui apportant
successivement une bière, puis un verre de lait, sous le regard dépité
de ce dernier. Il avait même fini par sortir son petit dictionnaire de
poche franco-anglais pour surmonter enfin cette pénible épreuve, quand
J. décida de jeter l’éponge. Elle se rendit au bar et demanda alors à
M. d’y aller à sa place, parce qu’elle n’y comprenait vraiment rien.
M.
se rendit donc sur la terrasse, auprès du pauvre homme qui fouillait
toujours son dictionnaire en vain, tout en continuant ses explications
hasardeuses en français. Pleine de bons sentiments, la gentille M. dit
alors dans un anglais plutôt bon qu’il pouvait s’adresser à elle en
anglais. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant les yeux du client
s’écarquiller, alors qu’il s’écriait, indigné.
- YOU SPEAK ENGLISH !
Heureusement, on évita le drame, la femme du brave monsieur tirant sur la manche de celui-ci en lui disant
- She’s not the same ! She’s not the same ! (“Ce n’est pas la même! Ce n’est pas la même ! »)
Car
oui, peu observateur, notre cher anglais avait réussi à confondre les
deux sœurs. Beaucoup de sueur froide et un peu de frayeur, mais
aujourd’hui on en rit encore.